Fake news : l’arbre qui cache la forêt
David Chavalarias, Directeur de Recherche CNRS au CAMS (EHESS),
Directeur de l’Institut des Systèmes Complexes de Paris Île-de-France
http://chavalarias.org
Référence : Chavalarias D. (2018) Fake news : l’arbre qui cache la forêt, AOC media – Analyse Opinion Critique, 7.11.2018
Sources et archives
On parle beaucoup de « fake news » ou de fausses informations depuis la campagne présidentielle de 2017. Après l’irruption de ce terme dans notre quotidien et nos médias suite à la victoire de Donald Trump, les « fake news » ont fait figure de nouvelle menace pour nos démocraties et ont fait l’objet de nombreuses études scientifiques. L’une d’entre elles, parue récemment dans la prestigieuse revue Science (Vosoughi et al 2018), démontrait à partir d’une analyse des contenus américains de Twitter, que les fausses informations politiques se propagent plus vite et touchent en moyenne plus de personnes au sein de l’espace public numérique que tout autre type d’information.
Ce résultat peut paraître alarmant et justifier l’engouement des média et de l’exécutif pour ce phénomène. Les fausses informations sont cependant l’arbre qui cache la forêt.
Pour bien comprendre les enjeux, précisons qu’une fausse information n’est ni une opinion, ni un avis, mais une information présentée comme un fait avéré alors qu’il est faux et peut donc être réfuté. Par exemple « Mélenchon porte une Rolex ».
Dans un récent article paru dans la revue PLoS ONE (Gaumont et al. 2018), nous avons étudié la diffusion des fausses informations sur Twitter pendant la campagne présidentielle française de 2017 en répondant en premier lieu à la question plus générale de la structure de cet espace public numérique.
En suivant sur Twitter plusieurs milliers de personnalités politiques et les échanges dans lesquels elles étaient impliquées ou mentionnées, nous avons analysé de juillet 2016 à mai 2017 plus de 60 millions de tweets politiques produits par plus de 2,4 millions d’internautes, ceci dans le cadre du projet Politoscope mené au CNRS par l’Institut des Systèmes Complexes de Paris IdF. Nous avons proposé une définition algorithmique des communautés politiques numériques à partir de l’analyse des échanges sur Twitter : les sous-ensembles de comptes qui relaient entre eux, de façon récurrente, dense et sans modification, des contenus (retweets). Cette notion de communauté ne prétend pas recouvrir exactement celle de communauté politique hors ligne au sens de membres d’un parti. Elle est volontairement plus large pour englober tous ceux qui interagissent de manière préférentielle et synergique avec les partisans d’un parti politique ou d’une idéologie.
Nous avons montré que l’on pouvait effectivement délimiter, au jour le jour, le cœur des communautés politiques numériques sur Twitter via l’identification des orientations politiques de leurs membres (plusieurs dizaines de milliers de comptes) avec une très grande précision (plus de 92 % d’identifications correctes des orientations politiques pour les quelques dizaines de milliers de comptes les plus actifs politiquement). Partant de ce résultat, nous avons proposé une première série d’analyses sur la structure et l’évolution de ces communautés politiques, ainsi que sur les contenus qu’elles diffusent. Celles-ci permettent de mieux comprendre les enjeux informationnels d’une campagne présidentielle.
Concernant la structure et l’évolution des communautés politiques en ligne, nous avons montré que les communautés se reconfigurent en permanence suite aux événements politiques, avec des reconfigurations rapides et massives lors d’événements tels que des ralliements ou des victoires (primaires et élections nationales). En revanche, elles ne se reconfigurent pas toutes de la même manière. Les membres des communautés aux positions les plus extrêmes sont les plus engagés et les plus fidèles à leur idéologie. Ainsi par exemple, la communauté de Marine Le Pen est constituée de militants qui, en plus de compter parmi les plus actifs sur les réseaux sociaux, sont à la fois les plus inflexibles de tous les militants politiques dans leurs opinions et les plus engagés envers un leader.
Concernant la diffusion de contenus, nous avons retrouvé le phénomène désormais bien connu de chambre d’écho (echo chamber effect) : les informations politiques ont tendance à circuler en vase clos au sein des communautés politiques. En analysant spécifiquement un échantillon de fausses informations identifiées par le projet Les Décodeurs du journal Le Monde (liste de quelques 5000 liens Internet vers des contenus du web présentant une fausse information), qui en a publié des réfutations, nous avons pu montrer que ce phénomène de chambre d’écho était beaucoup plus marqué pour les fausses informations que pour les autres catégories d’information politique. S’il est vrai que les fausses informations semblent toucher en moyenne plus de comptes que toute autre type d’information, le phénomène s’inverse lorsque l’on se place au niveau meso des communautés politiques. Les fausses informations diffusent en moyenne dans beaucoup moins de communautés que leurs démentis, qui eux mêmes diffusent en moyenne dans beaucoup moins de communautés que la moyenne des informations politiques. Par ailleurs, pour l’échantillon analysé et sur Twitter, nous avons observé que plus de 72 % des fausses informations étaient relayées par deux communautés politiques uniquement : celle autour de François Fillon pour plus de la moitié, et celle autour de Marine Le Pen pour plus de 22 %.
L’extrême concentration des fausses nouvelles dans quelques endroits de la twittersphère politique est un phénomène remarquable. Si l’on veut soigner un cancer, il est important de savoir s’il est localisé dans un organe particulier ou s’il y a des métastases dans tout le corps. Pour autant que l’utilisation de fausses informations dans le débat démocratique soient jugée nuisible, il semblerait que pour le moment, sur Twitter, les fausses informations se situent dans la première catégorie de cancer informationnel.
L’autre bonne nouvelle, si l’on peut dire, est que nous avons observé un taux relativement faible de pénétration de notre échantillon de fausses informations : moins d’un tweet sur 10.000 parmi les 60 millions de tweets politiques analysés contenait une fausse information référencée par Le Monde. Même si cette proportion est sans doute fortement minorée par rapport à la proportion réelle sur Twitter (notre base de tweets n’est pas exhaustive, la base de fausses nouvelles des Décodeurs ne l’est pas plus et elle était calibrée sur une veille Facebook), il ne semblerait pas qu’il y ait eu de tsunami de fausses nouvelles pendant cette campagne sur Twitter. La situation peut cependant être très différente dans d’autres parties du Web.
Les hypothèses sur l’implication des communautés Fillon et Le Pen dans la diffusion des fausses nouvelles
La circulation préférentielle de fausses nouvelles au sein de deux communautés peut avoir plusieurs causes et il faut se garder d’interprétations trop hâtives. L’utilisation des fausses nouvelles peut bien sûr être une stratégie assumée de la part des candidats. On se souvient par exemple de François Fillon accusant à tort les médias, qu’il avait alors rebaptisé « merdia », d’avoir annoncé le suicide de sa femme ; ou de Marine Le Pen affirmant que « les logements sociaux sont prioritairement occupés par l’immigration », ce qui est notoirement faux. Le relais de fausses informations peut aussi constituer une marque d’appartenance à un groupe : on n’est pas obligé d’y croire mais cela permet d’afficher une complicité idéologique. Enfin la concentration de fausses nouvelles dans certaines communautés peut être le symptôme d’une tentative de manipulation de celles-ci par des personnes qui leur sont extérieures dans la « vraie vie », mais qui cherchent à en orienter les réactions en colonisant leurs espace informationnel.
Cette dernière hypothèse, sans exclure les autres, est hautement probable car elle rejoint d’autres observations que des collègues ou nous-mêmes avons pu faire. Elle transparaît même dans le traitement qui a été fait de nos résultats sur le web et dans la presse.
Nous avons ainsi relevé au moins deux types de présentation erronée. D’un côté, certains commentateurs ont simplifiés nos résultats, en en profitant pour railler le comportement de certaines communautés politiques. « La majorité des fakes news de la présidentielle de 2017 étaient partagées par les supporters de François Fillon » pouvait-on entendre sur France Inter, interprétation dont nous avons souligné dans l’article qu’elle pourrait très bien être fausse. De l’autre, certains acteurs comme RT France (ex Russia Today, media proche du Kremlin), titraient « Moins de 0,1% de fake news dans les tweets politiques lors des présidentielles 2017, selon une étude », ce qui comme nous l’avons vu, est également une affirmation fausse. Ces deux types de présentation réunis résument à eux seuls les stratégies les plus subversives de manipulation de l’opinion et leurs effets : exacerber les divisions politiques en faisant en sorte que les différents camps politiques émettent des affirmations erronées et adoptent un comportement hostile les uns envers les autres ; tout en minimisant dans le même temps l’impact d’éventuelles manipulations de manière à tromper la vigilance et masquer certaines causes de cette discorde.
Car le principal résultat de notre analyse du phénomène des fausses informations, au-delà de savoir qui est responsable de leur diffusion, est bien l’extrême polarisation de l’opinion qu’entraîne la diffusion de fausses informations dans l’espace public numérique : pour l’échantillon étudié, les fausses informations et leurs réfutations ont circulé de manière très ciblée dans des communautés totalement disjointes, contrairement aux autres types d’information politique. Outre le fait que cela laisse peu d’espoir quant à l’impact des campagnes de démythification des fausses nouvelles (ce ne sont pas les mêmes personnes qui lisent les fausses nouvelles et leurs réfutations), cela laisse apparaître clairement l’effet de division et de désorganisation du débat public introduit par ces pratiques.
Comme le documente de manière très approfondie un rapport conjoint du CAPS et de l’IRSEM d’août 2018, les fausses informations semblent faire partie d’un dispositif de manipulation d’information plus large dont le but « ne serait pas de changer les opinions mais de semer le doute et la confusion et, parfois, d’encourager le passage à l’acte, c’est-à-dire de transformer une conviction passive en une conviction active, et donc un agissement – de manière similaire au processus de radicalisation. L’acte en question peut être un vote. »
Nos recherches, dont nous avons publié les résultats préliminaires sur le site du Politoscope quelques jours avant le second tour, ne font que renforcer ce constat.
Opération d’envergure de manipulation de l’opinion pendant la campagne présidentielle
Les fausses informations sont l’une des extrémités du spectre de la manipulation d’opinion. C’est un cas relativement simple d’information réfutable. A l’autre extrémité, se trouvent des tentatives manifestes d’influence d’opinion telles que les MacronLeaks. Autant les fausses informations relèguent les desseins de leur émetteur au second plan en mettant en avant la révélation de faits présentés comme vrais, autant les fuites de documents censés être confidentiels et compromettants affichent la couleur. Mais contrairement à la fuite des e-mail hébergés sur le serveur privé d’Hilary Clinton, qui ont eu un effet dévastateur sur sa campagne de 2016, l’incident des MacronLeaks a été bien géré, tant par les services de l’État que par l’équipe de campagne d’Emmanuel Macron et les médias. Nous pouvons donc penser qu’il a eu une influence relativement faible sur le résultat du deuxième tour.
Reste la zone grise. Ces techniques de manipulations qui ne relèvent ni des fausses nouvelles au sens stricte, ni des fuites de documents, mais plutôt de la diffusion massive de messages visant à susciter des opinions négatives envers des personnes ou des idées.
Marine Le Pen, candidate favorite des « étrangers »
Le 25 avril 2017, aux lendemains du premier tour de la présidentielle qui avait qualifié Marine Le Pen, des internautes se réunissaient sur le forum américain 4chan. Se présentant comme l’extrême droite anglo-saxonne (« alt-right ») qui, dans le sillage du Brexit et de l’élection de Trump rêve de faire triompher l’extrême droite, les suprémacistes blancs et le protectionnisme partout où la misère et la colère des peuples pourra les faire germer, leur feuille de route était on ne peut plus explicite : faire triompher leur « golden queen » au second tour via une « guerre des memes totale » (total meme war).
La multitude de messages allant dans le même sens finira bien par convaincre quelques pourcents des votants. Et on sait bien que de nos jours, les victoires se gagnent de peu (moins de 1 % pour Trump).
Cette opération de manipulation en provenance de l’étranger a bien eu lieu. Nous l’avons mesurée de manière précise au sein du projet Politoscope. Elle s’est traduite par la réappropriation par ce courant de l’extrême droite mondialisé de codes des communautés Fillon et Mélenchon (notamment leurs hashtags) pour les inonder de messages anti-Macron soit disant émis par des français. Ces messages, malgré leur apparence endogène, n’en étaient pas moins émis par des personnes étrangères à ces communautés, à la France et à sa politique. Ainsi, entre les deux tours, nous avons identifié (sans être exhaustifs) plus de 200.000 tweets comportant des hashtags tels que #dangermacron, #sortonsmacron ou #jamaismacron. Nous avons démontré que, contrairement aux tweets du même type sur la période précédant le premier tours, une partie très significative de ceux-ci était l’œuvre de personnes qui n’étaient pas sur le territoire français.
Ces méthodes tournent en faille un élément de notre système de vote initialement conçu pour éviter les manipulations. Les campagnes d’influence étrangères s’intensifient pendant les périodes de réserve électorale à laquelle sont astreints les média avant un scrutin.
Il est important d’insister sur le fait que ce que nous rapportons ici ne relève pas du débat démocratique au sein de la sphère publique, c’est-à-dire des citoyens qui s’exprimeraient pour en convaincre d’autres avec une énergie proportionnelle à leurs convictions politiques. Nous parlons ici de campagnes d’influence ou d’astroturfing, qui exploitent les profondes transformations induites par le déploiement du numérique dans toutes les strates de nos sociétés, dans le but de faire advenir une transformation institutionnelle.
La profonde reconfiguration de nos espaces informationnels
Le phénomène des fausses informations cache donc un phénomène de bien plus grande ampleur : un saut technologique dans les stratégies d’influence d’opinion issu de l’appropriation, par certains groupes coordonnés, des possibilités et des outils offerts par les technologies numériques au sens large. Twitter n’est pas, et de loin, l’épicentre de ce phénomène.
Comme nous l’avons vu, des acteurs privés ou étatiques se sont spécialisées ces dernières années dans les pratiques d’astroturfing numérique, qui consistent à simuler de manière très réaliste l’existence d’un large ensemble d’internautes sur les réseaux sociaux ou les plateformes du web 2.0. L’objectif est que les comportements en ligne de ces internautes factices donnent l’illusion de l’adhésion spontanée d’une foule à une cause, influençant par la même de vrais citoyens.
Dans un autre registre, des bases de données personnelles en provenance de sources aussi diverses que les cartes de fidélité, les données de navigation Internet, les sites d’achats en ligne, les pétitions en ligne, les données personnelles issues des réseaux sociaux, les données GPS, les e-mails et messageries instantanées, etc. sont croisées de manière on ne peut plus opaque pour établir des profils psychologiques individuels extrêmement précis et en tirer avantage dans le ciblage des électeurs (pratique tristement illustrée en 2017 par l’affaire Cambridge Analytica). Certaines entreprises se sont spécialisées dans le croisement et la revente de telles bases de données, comme par exemple Acxiom, qui disposerait des profils détaillés de 2,2 milliards de consommateurs sur toute la planète (voir les Dossier du Canard Enchaîné « #vie privée c’est terminé ! », n°149 Oct. 2018).
L’efficacité de ce ciblage est décuplée de manière inédite par les outils conçus par les plateformes de réseaux sociaux pour satisfaire leurs principaux clients : les annonceurs. Ainsi par exemple, Facebook, dont plus d’un français sur deux aurait été utilisateur actif en 2017, permet contre monnaie sonnante et trébuchante, de sélectionner un ensemble d’utilisateurs correspondant à des critères très précis : lieu de résidence, âge, sexe, niveau de revenu, niveau d’éducation, centre d’intérêts, etc. ; de leur présenter une publicité sur mesure et de connaître leur réaction à cette présentation (clic, temps de lecture, nombre et destinataires des partages, favoris, etc.). Ce retour permet d’affiner le ciblage avec le temps. Ainsi, Brad Parscale, responsable des campagnes en ligne de Trump pendant la présidentielle de 2016, s’est vanté d’avoir fait gagner son candidat en produisant rien que sur Facebook jusqu’à 60.000 variantes d’annonces politiques par jour. On parle alors de micro-ciblage (microtargeting), comme on a pu parler en temps de guerre de « frappes chirurgicales » : atteindre sa cible sans dégât collatéral pour son image. Cela permet par exemple de d’envoyer un message à une partie de la population, et son contraire à l’autre partie, du moment que l’effet désiré est produit : augmenter la probabilité d’un vote ou accroître une division instrumentalisée de l’opinion.
L’art de la publicité a même un coup d’avance sur l’art de la guerre : il n’est même plus nécessaire de connaître les caractéristiques de la population cible. Ainsi par exemple, parce qu’il connaît l’intimité de tous ses utilisateurs dans les moindres détails, Facebook offre comme service la possibilité d’envoyer votre annonce à toutes les personnes « similaires » à celles ayant visité votre site Internet, ou à celles correspondant à un quelconque listing d’e-mail (par exemple celui de vos adhérents ou celui des militants d’un parti concurrent). On peut mesurer l’utilité pour les partis politiques de ce type d’outils aux montants investis lors de la campagne pour la présidentielle américaine de 2016 : 1,4 milliards de dollars dans la publicité en ligne.
Les apories des démocraties néolibérales
Les démocraties néolibérales reposent sur une dialectique entre d’une part des citoyens-consommateurs, libres de déterminer les lois auxquelles ils sont soumis et les biens qu’ils souhaitent acquérir, et d’autre part un écosystème d’entreprises capitalistes convaincues que leur survie repose sur leur capacité à susciter chez ces citoyens-consommateurs des désirs et des besoins pour leurs produits.
Pour assurer cette survie, les entreprises capitalistes font appel à des sociétés spécialisées dans l’influence des désirs et des croyances des citoyens-consommateurs, qui agissent de manière de plus en plus sophistiquée sur leurs espaces communicationnel, informationnel et attentionnel. Cet art de l’influence des désirs et croyances, que l’on nomme publicité, a donné naissance à une excroissance de l’écosystème des entreprises capitalistes qui ne cesse de se développer et capte aujourd’hui plus de 500 milliards de dollars par an. Il est au cœur du succès des GAFAM. Leur principale stratégie est de développer des environnements numériques qui, en échange de services gratuits et pratiques (messageries, réseaux sociaux, chats, photothèques, applications de navigation, etc.), collectent des informations sur leurs utilisateurs et contrôlent entièrement la structure de leur espace informationnel. Les données personnelles collectées et les canaux de communication ainsi déployés deviennent la principale monnaie d’échange sur le marché de la publicité. Comme dit l’adage, « quand c’est gratuit, c’est vous le produit ».
Comme le soulignait Patrick Viveret (Sagesse et démocratie, colloque de Cerisy 2004, Déterminismes et complexités: du physique à l’éthique: autour d’Henri Atlan), quoi de plus facile aujourd’hui, pour qui en a les moyens dans son domaine de prédilection, de « rendre les consommateurs suffisamment insatisfaits de ce qu’ils ont pour qu’ils puissent désirer ce qu’ils n’ont pas » ?
Ce saut qualitatif des méthodes d’influence des désirs collectifs développées par la sphère économique a été vite assimilé par certains acteurs, entrepreneurs de l’opinion publique, qui y ont vu une opportunité d’action dans la sphère politique. Après tout, si nous possédons la technologie pour susciter le désir, la peur et la répulsion, elle peut s’appliquer à tout type de produits, qu’ils soient des biens matériels, des individus ou des programmes politiques.
Ce nouveau contexte redéfinit l’équilibre des forces entre les sphères politique, citoyenne et économique, dont les processus de régulation sont fortement enchevêtrés. La sphère politique régule la sphère économique via l’appareil juridique. Les citoyens-consommateurs sont à la fois l’objet de la concurrence entre entreprises, et des acteurs de la sphère politique à laquelle ils participent en tant qu’électeurs. Les jeux de pouvoir entre ces différentes sphères sont vieux comme le monde. Des interférences de la sphère économique dans la sphère politique ont généralement lieu via des actions sur les structures mises en place pour assurer la régulation de la sphère économique (par exemple la corruption de fonctionnaires ou d’élus). Des interférences de la sphère politique sur la sphère citoyenne ont lieu le plus souvent au niveau des individus (comme des opérations de propagande ou de manipulation d’opinion).
Mais on assiste aujourd’hui à la naissance d’une chimère, l’hybridation entre les environnements numériques conçus par la sphère économique pour influencer les consommateurs et les objectifs de contrôle de la sphère citoyenne de certains acteurs de la sphère politique. En s’immisçant dans le domaine de l’influence des choix politiques et en empiétant sur une prérogative des citoyens-consommateurs qui est la liberté de décider des lois auxquelles ils souhaitent être soumis, les outils de la sphère économique altèrent radicalement les processus de régulation de nos démocraties. Ils contiennent, dans les deux sens du terme, la sphère citoyenne à la marge d’un système qui devient auto-référentiel et donc incontrôlable. Au risque de priver le citoyen-consommateur de toute liberté. Le président des États-Unis tweetant « I have the absolute right to PARDON myself » (j’ai le droit absolu de me pardonner moi-même) en est peut-être l’exemple le plus symptomatique.