Au-delà des « fake news » : à l’ère numérique, nos démocraties doivent évoluer pour ne pas mourir

David Chavalarias, Directeur de Recherche CNRS au CAMS (EHESS),
Directeur de l’Institut des Systèmes Complexes de Paris Île-de-France
http://chavalarias.org

Référence : Chavalarias D. (2018) A l’ère numérique, nos démocraties doivent évoluer pour ne pas mourir, AOC media – Analyse Opinion Critique, 14.11.2018

Sources et archives

Les technologies de l’information et de la communication ont provoqué un changement de régime dans les processus de formation de l’opinion publique. En ajoutant une surcouche de recommandation à notre espace informationnel, en permettant de démultiplier artificiellement une présence en ligne via des bots (robots informatiques) ou en offrant aux internautes des jugements et des actions dont la facilité d’intégration ou de mise en œuvre sont proportionnelles à leur standardisation et leur viralité (rating, likes, émoticônes, etc.), ces technologies ont changé la nature même des processus qui régulent le débat public. Des résultats théoriques étayés par des expériences récentes sur les dynamiques culturelles, ainsi que des observations de terrain, démontrent que ces changements ont pour conséquences d’accentuer la polarisation de l’opinion publique et de rendre son évolution plus imprévisible, tout en la rendant plus manipulable par qui sait exploiter ce nouveau contexte. Ainsi, les technologies du marketing Internet, utilisées depuis quelques années pour nous vendre plus de chaussures, plus de soda et plus de smartphones, sont aujourd’hui utilisées pour modifier le comportement des électeurs : remodelage de notre espace informationnel, publicités personnalisées à partir de nos profils sur les réseaux sociaux (microtargeting), analyse des tendances, des influenceurs, de la viralité des contenus, des mécanismes de recommandation, utilisation de bots, astroturfing, etc.

Dans notre article « Fake news : l’arbre qui cache la forêt », nous avons précisé les enjeux de ces nouvelles techniques de manipulation d’opinion politique opérant sur le Web. Elles sont utilisées depuis quelques années de manière endogènes, par certains acteurs d’un pays, mais également de manière exogène, pour influencer les processus démocratiques d’un pays étranger via la diffusion de fausses informations, des pratiques d’astroturfing ou l’achat de campagnes publicitaires personnalisées.

Nous avons montré en quoi ces techniques de manipulations étaient intrinsèquement liées aux fondements des sociétés néolibérales. L’idéologie de la sélection darwinienne des meilleures entreprises par le principe de libre concurrence a induit une lutte entre entreprises pour l’accaparement de l’attention et des désirs des citoyens-consommateurs via la mise en place de dispositifs de mesure et d’influence des désirs collectifs à grande échelle. Ces dispositifs, qu’ils soient des plateformes de réseaux sociaux, des messageries gratuites et performantes ou des canaux de communication, constituent aujourd’hui les environnements numériques au contact desquels les citoyens-consommateurs passent une part très significative de leur temps. Récupérés par ceux qui souhaitent exercer une influence politique, ces dispositifs constituent un moyen privilégié pour des opérations de manipulation d’opinion à grande échelle, dont plusieurs études ont identifié des cas de mise en œuvre inter-étatique. Ainsi par exemple, dans le cadre du projet CNRS Politoscope, pendant la campagne présidentielle de 2017, nous avons détecté une opération massive de manipulation de l’opinion publique française de la part d’acteurs se présentant comme pro-Trump et membres de l’alt-right américaine (extrême-droite). Leur but affiché était de faire élire Le Pen au second tour.

Des effets déjà perceptibles sur le débat politique français

Il est très difficile de déterminer avec certitude les acteurs à l’origine des opérations de manipulation d’opinion. Par exemple, ceux qui se déclarent membres de l’alt-right américaine peuvent très s’avérer être des ressortissants étrangers aux USA. Au-delà du qui, un point important est le repositionnement des objectifs de ces entreprises de manipulation d’opinion au cours de ces dernières décennies. Comme le souligne à propos de la Russie un rapport conjoint du CAPS et de l’IRSEM, il y a eu une forme de renonciation idéologique au profit d’actions visant à affaiblir les démocraties en exacerbant les divisions.

Force est de constater que cette stratégie est redoutablement efficace : les États-Unis sont dans un état de sidération perpétuelle devant les actions irrationnelles et extrêmes d’un président qui n’a jamais autant divisé le peuple américain, les anglais ne savent plus quoi penser du Brexit après une campagne très virulente qui a opposé deux blocs aux vues incompatibles, le plus grand pays d’Amérique Latine, le Brésil vient de basculer à l’extrême droite après une campagne massive d’influence sur les réseaux sociaux, et on ne compte plus le nombre de pays européens où des partis constituant une menace pour la démocratie font une percée significative malgré le rejet radical qu’ils suscitent au sein d’une part importante de la population, si ce n’est sa majorité.

En France, lors de la présidentielle de 2017, chaque parti comptait sur la constitution d’un front républicain pour garantir, comme en 2002, la victoire du candidat qui ferait face à Marine Le Pen au second tour. Cet espoir se reflétait dans les stratégies électorales, Marine Le Pen étant à la fois la candidate la plus assurée de passer le premier tour, et la moins concernée par les attaques de ses opposants [en savoir plus]. Quoi de plus efficace alors pour changer le résultat du second tour que de rendre le vote pour Macron inenvisageable pour les fillionnistes et les mélenchonnistes ? C’est ce qu’a tenté de faire une opération de manipulation d’envergure en provenance de l’étranger [en savoir plus]. Bien qu’il soit difficile d’évaluer avec exactitude l’influence de telles opérations, on peut relever un certain nombre d’anomalies qui pourraient en être une conséquence logique : le second tour a été marqué par une abstention record qui a touché plus d’un électeur sur quatre ainsi qu’un nombre de votes blancs ou nuls correspondant à 11,47 % des votants, du jamais vu depuis le début de la Vème République ; Jean-Luc Mélenchon a refusé d’appeler à la constitution d’un front républicain – contrairement à ce qu’il avait fait en 2002 -, une partie des ténors de Les Républicains ne s’est pas clairement positionnée et Marine Le Pen a presque doublé le score de son père de 2002 (33,9 % contre 17,79 % pour son père) en dépit d’un débat de second tour calamiteux.

L’attentat des champs Élysées en plein débat du 1er tour eut-il été ravageur au point de monopoliser l’actualité des derniers jours de la campagne et de donner plus d’assurance à Marine Le Pen lors du débat télévisé de second tour, l’issue de ce scrutin aurait pu être toute autre.

Pour atténuer les effets de cette nouvelle donne informationnelle, le rapport conjoint du CAPS et de l’IRSEM propose en conclusion une cinquantaine de mesures. Bien que toutes très pertinentes, il en oublie néanmoins une dont l’évidence serait manifeste si nous pouvions nous débarrasser d’une idée reçue qui bride les innovations démocratiques depuis des décennies.

Nos systèmes de vote, talon d’Achille de nos démocraties

Notre système de vote actuel, le scrutin uninominal à deux tours (une seule voix attribuée à un seul candidat), tout comme les autres systèmes de vote pratiqués dans les démocraties occidentales, souffre d’une pathologie connue depuis des siècles. Le paradoxe de Condorcet, énoncé en 1785 et généralisé en 1951 par le prix Nobel d’Économie Kenneth Arrow sous forme d’un théorème d’impossibilité. Ce théorème démontre qu’il n’existe pas de processus de choix social indiscutable, qui permette d’ordonner un ensemble de candidats de manière cohérente pour une collectivité à partir de l’agrégation des préférences de ses membres. Affirmé par une telle autorité, il est compréhensible que nous nous soyons résignés à accepter les défauts de notre système de vote actuel : caractère inéluctable du vote « utile » ou « stratégique » – qui nous empêche d’exprimer pleinement nos préférences -, sensibilité à l’introduction de candidats minoritaires – qui par l’effet de la division du nombre de voix peut radicalement changer l’issue d’un scrutin.

Le problème auquel sont confrontées les démocraties contemporaines est que ces défauts des modes de scrutin sont précisément ceux qui sont décuplés par les opérations de manipulation d’opinion visant à créer de la division (multiplication des courants politiques) et de la polarisation (accroissement de l’incompatibilité et des conflits entre courants politiques).

Plus de divisions signifie une multiplication des candidats et l’échec de potentielles alliances, qui font que mécaniquement, le pourcentage de voix à atteindre pour être au second tour s’en trouve diminué. Les chances d’une qualification d’un candidat aux positions extrêmes, bien que largement minoritaire, s’en trouvent augmentées d’autant. Cela signifie aussi une équation plus compliquée dans les anticipations croisées qui précèdent un vote « utile ».

Lorsque les haines entre camps politiques sont exacerbées, la tentation de « voter utile » s’en trouve accentuée. Le vote utile dépend d’une appréciation relative des qualités des candidats. Il consiste à voter non pas pour le candidat qui a notre préférence, mais pour le « candidat utile » qui nous permettra d’éviter le pire. Or en manipulant notre perception du pire, on change le nom et la couleur politique du « candidat utile ».

L’extrême polarisation retient également une partie des électeurs d’aller voter lors des seconds tours, le choix entre deux candidats devenus des repoussoirs absolus étant impossible. Cela augmente d’autant le taux d’abstention.

Tous ces phénomènes ont profondément marqué la présidentielle de 2017 et peuvent expliquer le score très important de Marine Le Pen au second tour alors même qu’elle était identifiée en 2014 comme la personnalité politique la plus rejetée des français.

Ainsi, l’effet direct des nouvelles stratégies de manipulation des espaces numériques est de rendre instable notre système de vote en exploitant ses vulnérabilités et en accentuant ses défauts, augmentant ainsi les probabilités de l’accession au pouvoir de candidats constituant un danger pour la démocratie. Et lorsqu’un événement devient probable sur le court terme, il devient par là même certain sur le long terme. C’est mathématique.

Heureusement, les mathématiques nous ont également apporté des solutions de choix collectif alternatives qui contournent le théorème d’impossibilité d’Arrow en s’appuyant tout simplement sur d’autres principes de qualification et d’ordonnancement des candidats. Proposé par deux chercheurs du CNRS, Michel Balinski et Rida Laraki1, la méthode du jugement majoritaire est, c’est prouvé mathématiquement, non soumise au paradoxe d’Arrow, immune au vote utile (le vote ne se fait qu’en un tour et on peut s’exprimer sur tous les candidats), insensible à l’introduction de candidats minoritaires, et beaucoup plus difficilement manipulable que le scrutin actuel. Son principe est simple et permet à chacun de mieux s’exprimer2 : chaque votant donne une « mention » à chacun des candidats : « à rejeter », « insuffisant », « passable », « assez bien », « très bien » ou « excellent ». Une fois les votes exprimés, pour attribuer une « mention » collective à un candidat, il suffit de prendre toutes ses mentions individuelles triées par ordre croissant d’appréciation et de lui attribuer la mention médiane : celle qui est au milieu du paquet, telle qu’au moins la moitié des mentions individuelles correspondent à une appréciation égale ou supérieure. Ainsi, si un candidat se voit attribuer la mention « bien », cela signifie qu’au moins la moitié des votants sont d’accord avec le fait qu’elle ou il serait « bien » pour la fonction envisagée. . On démontre ainsi que l’on peut classer tous les candidats sans incohérence.

Ce système de vote a de nombreuses qualités, dont on retrouvera les détails sur des sites spécialisés tels que le site du collectif Mieux Voter. Il y est également possible d’expérimenter gratuitement ce mode de scrutin pour tout type de décision.

Nous insisterons ici sur une qualité qui nous paraît fondamentale. La démocratie repose sur des principes généraux acceptés par tous, le premier étant probablement que les décisions de la majorité sont mises en pratique et s’appliquent à tous. En toute logique, cela devrait impliquer que les décisions qui seraient rejetées par une majorité ne soient jamais mises en pratique et ne s’appliquent à personne. Cette propriété, que nous pouvons qualifier de « principe de majorité négative », n’est vérifiée par aucun système de vote actuellement en vigueur. Cette faille est exploitée par les nouvelles stratégies de manipulation d’opinion qui, en accentuant la polarisation et la division, renforcent l’abstention et font gagner des voix à certaines personnalités politiques au prix d’un regain d’hostilité entres les partisans de courants politiques concurrents. Elles augmentent ainsi très significativement la probabilité d’une élection violant le principe de majorité négative.

Rappelons qu’au Brésil, qui a recours au même mode de scrutin qu’en France, 44 % des Brésiliens indiquaient qu’en aucun cas ils ne pourraient voter pour Bolsonaro3. Il a néanmoins été élu au second tour par un ensemble d’électeurs représentant moins de 40 % des personnes inscrites sur les listes électorales, alors même qu’il faisait l’apologie de la dictature, de la torture et promettait à ses rivaux politiques « gauchistes » le choix entre la prison et l’expatriation.

Ainsi, avec les modes de scrutin utilisés actuellement en France, notamment pour la présidentielle, il est possible, et même probable, qu’un candidat rejeté par une majorité de votants, soit en tête du premier tour du fait de la division des voix, et en tête du second tour du fait de la polarisation et de l’abstention.

Le jugement majoritaire, parce qu’il permet de s’exprimer sur tous les candidats et prend en compte tous les jugements est le seul qui respecte à la fois le principe de majorité et le principe de majorité négative. Un candidat, quelle que soit le type d’élection, qui recueillerait une majorité de mentions « à rejeter » aurait celle-ci pour mention majoritaire et ne pourrait donc pas être élu, quand bien même il aurait la plus forte proportion de mentions « excellent ». Il passerait en effet derrière tout candidat qui aurait peut-être moins de mentions « excellent », mais un profil plus équilibré avec au moins la moitié de mentions supérieures à « à rejeter ». L’existence de cette mention a de plus toutes les chances de réduire le nombre de votes blancs ou la contestation par l’abstention, puisqu’il est tout à fait possible de rejeter tous les candidats pour indiquer un désaccord avec les choix proposés. Et dans le cas de figure où tous les candidats auraient comme mention majoritaire « à rejeter », le principe de majorité négative préconise d’organiser une nouvelle élection avec de nouveaux candidats.

Remplacer une moyenne par une médiane, cela peut paraître simple, mais il fallait y penser. Espérons qu’on pourra en dire autant lorsque nous aurons changé notre manière d’élire nos représentants dans les différentes instances démocratiques, car à utiliser un carré pour roue, le carrosse finit toujours par casser.

Notes

Balinski, M. and Rida Laraki (2011) «Majority Judgement: Measuring Ranking and Electing». MIT Press.

Cette méthode est détaillée sur le site de l’association Mieux Voter, http://mieuxvoter.fr

3 « Bolsonaro e Haddad enfrentam taxas de rejeiçao elevadas, o que tende a transformar o confronto entre eles no segundo turno em uma disputa bastante acirrada.Segundo o Datafolha, 44% dos eleitores dizem que nao votariam  no capitao de jeito nenhum e 41% rejeitam o petista. » (Bolsonaro et Haddad sont confrontés à des taux de rejet élevés, ce qui tend à transformer leur confrontation au second tour en un combat très acharné: selon Datafolha, 44% des votants disent qu’ils ne voteraient en aucun cas pour le capitaine et 41% rejettent le PT.) Source : https://www1.folha.uol.com.br/poder/2018/10/bolsonaro-alcanca-40-dos-votos-validos-no-datafolha-haddad-tem-25-e-ciro-15.shtml

La multitude de messages allant dans le même sens finira bien par convaincre quelques pourcents des votants. Et on sait bien que de nos jours, les victoires se gagnent de peu (moins de 1 % pour Trump).

Cette opération de manipulation en provenance de l’étranger a bien eu lieu. Nous l’avons mesurée de manière précise au sein du projet Politoscope. Elle s’est traduite par la réappropriation par ce courant de l’extrême droite mondialisé de codes des communautés Fillon et Mélenchon (notamment leurs hashtags) pour les inonder de messages anti-Macron soit disant émis par des français. Ces messages, malgré leur apparence endogène, n’en étaient pas moins émis par des personnes étrangères à ces communautés, à la France et à sa politique. Ainsi, entre les deux tours, nous avons identifié (sans être exhaustifs) plus de 200.000 tweets comportant des hashtags tels que #dangermacron, #sortonsmacron ou #jamaismacron. Nous avons démontré que, contrairement aux tweets du même type sur la période précédant le premier tours, une partie très significative de ceux-ci était l’œuvre de personnes qui n’étaient pas sur le territoire français.

Ces méthodes tournent en faille un élément de notre système de vote initialement conçu pour éviter les manipulations. Les campagnes d’influence étrangères s’intensifient pendant les périodes de réserve électorale à laquelle sont astreints les média avant un scrutin.

Il est important d’insister sur le fait que ce que nous rapportons ici ne relève pas du débat démocratique au sein de la sphère publique, c’est-à-dire des citoyens qui s’exprimeraient pour en convaincre d’autres avec une énergie proportionnelle à leurs convictions politiques. Nous parlons ici de campagnes d’influence ou d’astroturfing, qui exploitent les profondes transformations induites par le déploiement du numérique dans toutes les strates de nos sociétés, dans le but de faire advenir une transformation institutionnelle.

La profonde reconfiguration de nos espaces informationnels

Le phénomène des fausses informations cache donc un phénomène de bien plus grande ampleur : un saut technologique dans les stratégies d’influence d’opinion issu de l’appropriation, par certains groupes coordonnés, des possibilités et des outils offerts par les technologies numériques au sens large. Twitter n’est pas, et de loin, l’épicentre de ce phénomène.

Comme nous l’avons vu, des acteurs privés ou étatiques se sont spécialisées ces dernières années dans les pratiques d’astroturfing numérique, qui consistent à simuler de manière très réaliste l’existence d’un large ensemble d’internautes sur les réseaux sociaux ou les plateformes du web 2.0. L’objectif est que les comportements en ligne de ces internautes factices donnent l’illusion de l’adhésion spontanée d’une foule à une cause, influençant par la même de vrais citoyens.

Dans un autre registre, des bases de données personnelles en provenance de sources aussi diverses que les cartes de fidélité, les données de navigation Internet, les sites d’achats en ligne, les pétitions en ligne, les données personnelles issues des réseaux sociaux, les données GPS, les e-mails et messageries instantanées, etc. sont croisées de manière on ne peut plus opaque pour établir des profils psychologiques individuels extrêmement précis et en tirer avantage dans le ciblage des électeurs (pratique tristement illustrée en 2017 par l’affaire Cambridge Analytica). Certaines entreprises se sont spécialisées dans le croisement et la revente de telles bases de données, comme par exemple Acxiom, qui disposerait des profils détaillés de 2,2 milliards de consommateurs sur toute la planète (voir les Dossier du Canard Enchaîné « #vie privée c’est terminé ! », n°149 Oct. 2018).

L’efficacité de ce ciblage est décuplée de manière inédite par les outils conçus par les plateformes de réseaux sociaux pour satisfaire leurs principaux clients : les annonceurs. Ainsi par exemple, Facebook, dont plus d’un français sur deux aurait été utilisateur actif en 2017, permet contre monnaie sonnante et trébuchante, de sélectionner un ensemble d’utilisateurs correspondant à des critères très précis : lieu de résidence, âge, sexe, niveau de revenu, niveau d’éducation, centre d’intérêts, etc. ; de leur présenter une publicité sur mesure et de connaître leur réaction à cette présentation (clic, temps de lecture, nombre et destinataires des partages, favoris, etc.). Ce retour permet d’affiner le ciblage avec le temps. Ainsi, Brad Parscale, responsable des campagnes en ligne de Trump pendant la présidentielle de 2016, s’est vanté d’avoir fait gagner son candidat en produisant rien que sur Facebook jusqu’à 60.000 variantes d’annonces politiques par jour. On parle alors de micro-ciblage (microtargeting), comme on a pu parler en temps de guerre de « frappes chirurgicales » : atteindre sa cible sans dégât collatéral pour son image. Cela permet par exemple de d’envoyer un message à une partie de la population, et son contraire à l’autre partie, du moment que l’effet désiré est produit : augmenter la probabilité d’un vote ou accroître une division instrumentalisée de l’opinion.

L’art de la publicité a même un coup d’avance sur l’art de la guerre : il n’est même plus nécessaire de connaître les caractéristiques de la population cible. Ainsi par exemple, parce qu’il connaît l’intimité de tous ses utilisateurs dans les moindres détails, Facebook offre comme service la possibilité d’envoyer votre annonce à toutes les personnes « similaires » à celles ayant visité votre site Internet, ou à celles correspondant à un quelconque listing d’e-mail (par exemple celui de vos adhérents ou celui des militants d’un parti concurrent). On peut mesurer l’utilité pour les partis politiques de ce type d’outils aux montants investis lors de la campagne pour la présidentielle américaine de 2016 : 1,4 milliards de dollars dans la publicité en ligne.

Les apories des démocraties néolibérales

Les démocraties néolibérales reposent sur une dialectique entre d’une part des citoyens-consommateurs, libres de déterminer les lois auxquelles ils sont soumis et les biens qu’ils souhaitent acquérir, et d’autre part un écosystème d’entreprises capitalistes convaincues que leur survie repose sur leur capacité à susciter chez ces citoyens-consommateurs des désirs et des besoins pour leurs produits.

Pour assurer cette survie, les entreprises capitalistes font appel à des sociétés spécialisées dans l’influence des désirs et des croyances des citoyens-consommateurs, qui agissent de manière de plus en plus sophistiquée sur leurs espaces communicationnel, informationnel et attentionnel. Cet art de l’influence des désirs et croyances, que l’on nomme publicité, a donné naissance à une excroissance de l’écosystème des entreprises capitalistes qui ne cesse de se développer et capte aujourd’hui plus de 500 milliards de dollars par an. Il est au cœur du succès des GAFAM. Leur principale stratégie est de développer des environnements numériques qui, en échange de services gratuits et pratiques (messageries, réseaux sociaux, chats, photothèques, applications de navigation, etc.), collectent des informations sur leurs utilisateurs et contrôlent entièrement la structure de leur espace informationnel. Les données personnelles collectées et les canaux de communication ainsi déployés deviennent la principale monnaie d’échange sur le marché de la publicité. Comme dit l’adage, « quand c’est gratuit, c’est vous le produit ».

Comme le soulignait Patrick Viveret (Sagesse et démocratie, colloque de Cerisy 2004, Déterminismes et complexités: du physique à l’éthique: autour d’Henri Atlan), quoi de plus facile aujourd’hui, pour qui en a les moyens dans son domaine de prédilection, de « rendre les consommateurs suffisamment insatisfaits de ce qu’ils ont pour qu’ils puissent désirer ce qu’ils n’ont pas » ?

Ce saut qualitatif des méthodes d’influence des désirs collectifs développées par la sphère économique a été vite assimilé par certains acteurs, entrepreneurs de l’opinion publique, qui y ont vu une opportunité d’action dans la sphère politique. Après tout, si nous possédons la technologie pour susciter le désir, la peur et la répulsion, elle peut s’appliquer à tout type de produits, qu’ils soient des biens matériels, des individus ou des programmes politiques.

Ce nouveau contexte redéfinit l’équilibre des forces entre les sphères politique, citoyenne et économique, dont les processus de régulation sont fortement enchevêtrés. La sphère politique régule la sphère économique via l’appareil juridique. Les citoyens-consommateurs sont à la fois l’objet de la concurrence entre entreprises, et des acteurs de la sphère politique à laquelle ils participent en tant qu’électeurs. Les jeux de pouvoir entre ces différentes sphères sont vieux comme le monde. Des interférences de la sphère économique dans la sphère politique ont généralement lieu via des actions sur les structures mises en place pour assurer la régulation de la sphère économique (par exemple la corruption de fonctionnaires ou d’élus). Des interférences de la sphère politique sur la sphère citoyenne ont lieu le plus souvent au niveau des individus (comme des opérations de propagande ou de manipulation d’opinion).

Mais on assiste aujourd’hui à la naissance d’une chimère, l’hybridation entre les environnements numériques conçus par la sphère économique pour influencer les consommateurs et les objectifs de contrôle de la sphère citoyenne de certains acteurs de la sphère politique. En s’immisçant dans le domaine de l’influence des choix politiques et en empiétant sur une prérogative des citoyens-consommateurs qui est la liberté de décider des lois auxquelles ils souhaitent être soumis, les outils de la sphère économique altèrent radicalement les processus de régulation de nos démocraties. Ils contiennent, dans les deux sens du terme, la sphère citoyenne à la marge d’un système qui devient auto-référentiel et donc incontrôlable. Au risque de priver le citoyen-consommateur de toute liberté. Le président des États-Unis tweetant « I have the absolute right to PARDON myself » (j’ai le droit absolu de me pardonner moi-même) en est peut-être l’exemple le plus symptomatique.