Auteur
David Chavalarias
Ce que vous allez apprendre dans ce post (entre autres) : Quelles sont les différences entres les campagnes de 2017 et de 2022 du point de vue de la structure du militantisme en ligne ? Quelles ont été les stratégies des différentes communautés politiques pour acquérir du pouvoir politique ? Comment certaines d’entre-elles sont-elles entrées en synergie ? Quelles sont les anomalies dans la répartition des hostilités ? Pourquoi tout n’est pas joué d’avance ?
Article sur la méthodologie : Chavalarias, D., Gaumont, N., Panahi, M., 2019. Hostilité et prosélytisme des communautés politiques. Reseaux n° 214-215, 67–107.
Quantification des stratégies politiques
Sans viser l’exhaustivité, il existe au moins trois leviers pour gagner les voix d’un électorat : convaincre de la pertinence de son programme et de ses idées, convaincre de l’inadéquation voire du danger des programmes et des idées de ses adversaires, et enfin, rendre familier son nom et celui de son parti auprès du grand public.
Nos recherches ont permis de proposer une méthodologie pour l’identification des différentes communautés de la twittosphère politique, c’est à dire, des groupes de comptes Twitter qui relaient de manière privilégiée les idées et prises de position d’un candidat ou d’une personnalité politique. Nous pouvons nous attendre à ce que les stratégies que nous venons de mentionner soient reflétées dans les pratiques de publication de ces communautés sur Twitter et nous allons ici les quantifier sur toute la période de la campagne (avec certaines limitations, cf. plus bas).
De manière purement quantitative, nous nous sommes intéressés aux proportions de tweets d’une communauté mentionnant l’un des candidats et son parti. L’analyse des productions de ces communautés nous a amené à faire deux hypothèses : quand un candidat ou sa communauté mentionnent son nom ou le nom de son parti, c’est, la plupart du temps, pour défendre ses idées ou vanter les qualité du candidat ; lorsqu’ils mentionnent le nom d’un candidat concurrent ou de son parti, c’est pour en général attaquer ses idées ou mettre en évidence ses défauts.
Les pratiques de mention des différents candidats et de leurs communautés politiques par les différentes communautés sur Twitter, tout comme l’évolution de ces pratiques, sont donc révélatrices des stratégies de communication mises en œuvre et de leur importance respective.
Une première étude effectuée en 2017 avec la même méthodologie avait permis de quantifier les stratégies des candidats lors de la précédente présidentielle (publiée dans Réseaux, Chavalarias et al., 2019). Va-t-on les retrouver en 2022 ?
Méthodologie
Dans le cadre du projet Politoscope, l’Institut des Systèmes Complexes de Paris Île-de-France suit environ 3000 comptes de personnalités politiques françaises depuis le mois de juin 2016. Les tweets collectés (>440M sur cinq ans) sont ensuite analysés pour qualifier et quantifier les dynamiques de la twittosphère politique française française.
Pour cette étude, nous nous sommes concentrés sur les candidats que les derniers sondages mettent à plus de 5%, ainsi que sur la communauté de Florian Philippot qui est aussi celle du candidat Nicolas Dupont-Aignan. Cette communauté, qui s’est constituée à l’occasion de la pandémie en réaction aux mesures sanitaires, est actuellement l’une des plus importantes sur Twitter et contribue très largement au discours anti-Macron ambiant, qui pèsera lors de chacun des deux tours. C’est pour cela que, bien que Nicolas Dupont-Aignan soit crédité de moins de 5%, nous avons estimé qu’il était important de la faire figurer dans ces analyses.
Sur la base de l’identification des communautés politiques autour des candidats, nous avons calculé pour chaque semaine, pour chaque communauté et chaque candidat la proportion de tweets de cette communauté qui mentionne ce candidat ou son parti.
Nous pouvons alors définir plusieurs index pour qualifier les types de tweets émis par chaque communauté :
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Degré d’idéalisme. Pour chaque communauté, dans quelle mesure exprime-t-elle ses idées dans l’absolu, en dehors de toute référence à un candidat ou à un parti ? Cela donne un degré d’idéalisme de cette communauté.
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Degré de prosélytisme. Pour chaque communauté, quelle est l’attention portée à son propre candidat ? Cela donne un indicateur du degré de prosélytisme de cette communauté.
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Degré d’hostilité. Pour chaque communauté, quelle est l’attention moyenne portée aux candidats concurrents ? Cela donne un degré d’hostilité de cette communauté, c’est-à-dire sa tendance à combattre les idées ou les comportements des autres communautés ou à rechercher la polémique. En outre, le choix des candidats envers lesquels qui elle exerce son hostilité indique le degré de rivalité et le «menace» qu’elle attribue aux candidats concurrents.
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Capital de focus. Pour chaque communauté, quelle est l’attention moyenne (en proportion de tweets) qui lui est accordée par les communautés concurrentes ? Cette part d’attention peut alors être exogène (liée à des événements externes tels que des affaires) ou endogène (parce que ce candidat constitue une menace particulière). Nous appellerons cela le capital de focus du candidat. En faisant l’hypothèse que les candidats, étant donné leur temps de parole limité, polémiquent d’autant plus sur les idées d’un concurrent que celui-ci est susceptible de constituer une menace pour sa propre élection, le capital de focus témoigne de la place du candidat dans le jeu politique : dans quelle mesure il est jugé gênant par les autres candidats.
L’ensemble de ces indicateurs sont mis à disposition sur une page dédiée. Nous allons maintenant les analyser de manière comparative à 2017.
Remarques préliminaires – principales différences avec 2017
Nous avons détaillé ces derniers mois sur le site du Politoscope les profondes mutations du paysage politique français au prisme de Twitter avec, entre autres, l’émergence de la communauté anti-vax/pass autour de Florian Philippot (l’une des plus importantes actuellement sur nos cartes), l’émergence de la communauté autour d’Eric Zemmour, à laquelle se sont ralliés des militants du RN et de LR, et la fonte des communautés militantes autour des Républicains et du Parti Socialiste.
L’ensemble de ces évolutions est documenté dans le livre Toxic Data (David Chavalarias, Flammarion) et pour faire court, on peut dire que la Twittosphère politique française s’est radicalisée en 5 ans, avec un centre de gravité qui s’est déplacé à l’extrême-droite. Enfin, comme on peut le voir dans l’image ci-dessous, empruntée à cet ouvrage, alors qu’en 2017, la circulation d’information passait de gauche à droite en passant par les partis modérés, en 2022 le sens de circulation s’est pour ainsi dire inversé : les partis aux extrêmes du spectre politique sont maintenant au centre de la circulation d’information (voir le détail des cartes sur le site compagnon de Toxic Data).
Analyse (période Novembre 2021 – 4 Avril 2022)
Tout d’abord, commençons par constater sur les figures ci-dessous que l’évolution de l’hostilité moyenne des communautés est très différente de celle de 2017. Alors qu’en 2017 l’hostilité moyenne n’a dépassé les 10% qu’à partir de janvier, en 2022 elle était à 14% dès septembre et n’a cessé de croître continuellement depuis.
Plusieurs facteurs peuvent expliquer cela, l’évolution du paysage politique décrite plus haut, mais aussi le poids croissant des réseaux sociaux et de leur algorithmes de recommandation sur la formation des opinions et la diffusion des idées (voir Toxic Data Ch. 6 “Toxicité à tous les étages”). Rappelons la thèse centrale de ce livre : “le modèle économique actuel de la Big Tech, fondé sur la marchandisation de l’influence sociale, est incompatible avec la pérennité de nos démocraties.” Et le dérèglement démocratique commence par la division et l’hostilité excessive entre citoyens.
Hostilité et capital de focus 2017
Hostilité et capital de focus 2022
Quelques jours avant le premier tour de 2022, les différentes communautés politiques font preuve d’hostilité de manière relativement équivalente avec environ 33 % de leurs tweets qui mentionnent un candidat concurrent ou leur parti (période de référence : 28 mars – 4 avril 2022). Seule la communauté de Yannick Jadot fait exception, comme celle de Benoît Hamon à l’époque, étant de loin la moins hostile avec 15,95 % de ses tweets qui mentionnent un candidat concurrent ou son parti. On observe également deux outliers dans les valeurs hautes d’hostilité : La France Insoumise (40,63%) et la communauté des Patriotes/Debout la France (46,56%).
L’examen des score d’hostilité, de prosélytisme et d’idéalisme des différentes communauté permet de déterminer le tempérament de chaque communauté politique.
Entre parenthèses, le taux d’accroissement par rapport à la période précédente.
Communauté | Idéalisme | Prosélytisme | Hostilité | Capital de focus |
---|---|---|---|---|
Melenchon | 45.2 | 14.04 | 40.76 | 3.47 (+59.17% ) |
Jadot | 42.07 | 41.96 | 15.97 | 1.11 (+8.82% ) |
Macron | 45.93 | 20.07 | 33.99 | 21.62 (-15.65% ) |
Pécresse | 38.76 | 28.21 | 33.03 | 1.74 (-31.5% ) |
Le Pen | 18.68 | 44.7 | 36.61 | 7.25 (+42.71% ) |
Zemmour | 45.66 | 24.24 | 30.09 | 4.29 (-1.84% ) |
Philippot | 53.22 | 0.14 | 46.64 | 0.01 (-66.67% ) |
Le capital de focus est quant à lui un indicateur important pour comprendre la position d’un candidat sur l’échiquier politique et son évolution. Ses variations sont révélatrices de changements de dynamique, comme cela a d’ailleurs été rapporté dans la presse : forte accélération de Mélenchon et de Le Pen, décélération de Macron et de Pécresse, le capital de focus de cette dernière étant en constante diminution depuis mi-février. Le Président sortant reste néanmoins celui avec le capital de focus le plus important et d’ailleurs celui qui caracole encore en tête des sondages.
On retrouve l’anomalie de 2017, qui consistait en un capital de focus chroniquement très bas pour Marine Le Pen étant donné ses chances de succès au 1er tour, pronostiqué depuis plusieurs mois. Ceci, d’une certaine manière, tourne à son avantage puisqu’elle l’intensité des attaques contre elle n’est pas à la hauteur des menaces qu’elle représente pour ses concurrents. Ce n’est que depuis début mars ce son capital de focus a été en augmentation constante, associé d’ailleurs depuis peu au bruit qu’elle pourrait passer le second tour.
Nous avions déjà commenté en 2017 cette anomalie de capital de focus de Marine Le Pen en soulignant que cela pourrait révéler une stratégie à deux bandes de la part des autres candidats. Beaucoup semblent faire l’hypothèse que si Marine Le Pen arrive au second tour, la majorité des français rallieront un front républicain, comme en 2002, assurant ainsi la victoire de l’autre candidat.
Mais penser, pour un parti, que l’enjeu du premier tour est d’éliminer tout ce qui n’est pas Front National pour gagner de manière certaine au second est un pari très risqué. Car à exercer la majeure partie de son hostilité envers les idées et programmes de tous ses concurrents à l’exception du Front National, les candidats polarisent de manière asymétrique leur électorat. Ils diminuent ainsi d’autant la solidité d’un éventuel front républicain au second tour et augmentent, par là même, les chances d’une victoire de Marine Le Pen.
Déjà en 2017, le front républicain s’était fissuré. La France Insoumise et même une partie des Républicains n’y ont adhéré que mollement, voire pas du tout, comme l’a révélé notre cartographie de l’entre-deux tours et les déclarations de certains des représentants de ces partis. Avec la reconfiguration de l’espace politique évoquée plus haut, la banalisation des idées d’extrême-droite par un large ensemble de personnalités politiques (cf. Toxic Data Ch. 12 & 13), la dédiabolisation de Marine Le Pen par un changement de rhétorique et l’effet Zemmour qui tend à la “centraliser”, cette stratégie est encore plus incertaine.
Depuis 2017, l’extrême droite s’est diversifiée avec maintenant trois communautés en ligne qui font preuve depuis plusieurs mois d’une division du travail remarquable : un couple bon flic/mauvais flic dans les personnalités de Marine Le Pen et Eric Zemmour ; un semeur de ressentiment, de frustrations et d’hostilité envers Emmanuel Macron en la personne de Florian Philippot.
Tous laisse donc penser que le front républicain n’est plus. Ceci se reflète d’ailleurs dans les sondages au jugement majoritaire effectué par l’association Mieux Voter :
Voici les intentions de vote au jugement majoritaire. Le Pen et Mélenchon bénéficient d’une vraie adhésion, pas que d’un vote utile. Zemmour, rejeté par 55,1% des électeurs, se classe dernier. Valérie Pécresse est ici 3ème, sa légitimité est sous-estimée par le scrutin classique. pic.twitter.com/TolHQOhr47
— Mieux Voter (@mieux_voter) April 6, 2022
Il n’y a donc plus de rejet majoritaire pour Marine Le Pen.
D’autre part, les différentes communautés politiques dirigent toute une forte proportion de leur hostilité envers Emmanuel Macron, et ce depuis plusieurs semaines, ce qui contribue à ternir progressivement son image.
La comparaison du profil de mérite de Le Pen avec celui de Macron (c’est-à-dire la distribution des opinions des citoyens sur ces deux candidatures) montre qu’il en faudra peu pour qu’il puisse être perçu comme pire qu’elle en cas de duel au second tour.
De son côté, 4Chan et les réseaux sociaux alternatifs commencent à se réveiller pour préparer l’entre deux tours. Une nouvelle “guerre des memes” (Toxic Data Ch. 1, lecture en ligne) sera certainement lancée pour faire paraître l’adversaire de Le Pen ou de Zemmour, si l’un d’entre-eux est au second tour, comme le pire des choix.
Conclusions
Contrairement à ce qui se disait il y a quelques mois, cette élection pourrait donc être très différente de celle de 2022, les veilles stratégies pourraient devenir caduques et rien n’est joué d’avance.
Ressources complémentaires : le tableau de bord publique Politoscope, mis à jour quotidiennement, pour prendre du recul sur l’évolution des positions des candidats sur les 8 derniers mois.
Compléments
Biais et limitations
Cette étude est conduite à partir d’un très grand nombre de tweets politiques (>50M). Elle met l’accent sur des analyses quantitatives et statistiques plutôt que sur des analyses qualitatives. Elle devra donc être complétée par une étude qualitative en profondeur.
La notion de communauté adopté ici est technique, et ne renvoie pas à la notion de communauté au sens sociologique du terme bien qu’on ait démontré que les communautés ainsi définies recouvraient largement les communautés politiques.
Les communautés sont définies ici comme les relais de diffusion des idées des candidats sur Twitter. Un parti peut-être éventuellement être constitué de plusieurs communautés distinctes.
Les communautés de retweets sont ainsi des objets reconstruits à partir de données massives. Les hypothèses formulées ci-dessus portent sur des tendances générales et peuvent se révéler fausses sur un tweet particulier ou un compte utilisateur particulier. Les indicateurs d’idéalisme, d’hostilité et de prosélytisme doivent donc être interprétés à l’échelle d’une communauté et non d’individus particuliers qui la composent.
Des hypothèses a priori sont ainsi faites sur la teneur des tweets en fonction de marqueurs que sont les références aux candidats et aux partis, et de qualification de leur origine que sont les communautés de retweets.
Par ailleurs, il y a de multiples façons de parler d’un candidat et de son parti. Il en apparaît régulièrement de nouvelles : Emmanuel Hollande, FHaine, Vladimir Zemmour, etc. Sans prétendre à l’exhaustivité, nous avons cherché à recenser les appellations qui recouvrent la très grande majorité des occurrences de référence à un parti ou un candidat mais les indicateurs ainsi proposé doivent être considéré comme donnant des ordres de grandeur.
De tous les indicateurs proposés, l’idéalisme est le moins précis. De par sa définition, il est susceptible de recouvrir des types hétérogènes de formes d’expression (par exemple la simple énonciation d’un fait), dont certaines pourraient ne pas correspondre à la notion classique d’idéalisme. Le terme nous a cependant semblé le plus proche de ce que nous pouvons observer dans ce type de tweets.
Identification des Tweets des communautés
Pour identifier les tweets issus des commuautés parlant des cinq candidats utilisant le plus massivement Twitter, nous identifions dans notre corpus de tweets ceux qui répondent aux requêtes suivantes :
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Pour Jean-Luc Melenchon : “%melenchon%” OR “%mélenchon%” OR “%JLM%” OR “%mélanchon%” OR “%melanchon%” OR “insoumis” OR “zinsoumis” OR “%lfi%” OR “mélenchonistes”
-
Pour Yannick Jadot : “%jadot%” OR “%EELV%” OR “khmer verts” OR “yjadot”
-
Pour Emmanuel Macron : “%macron%” OR “%Macron%” OR “#EM” OR “enmarchefr” OR LREM OR “enmarche” OR “5ansdeplus”
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Pour Valérie Pécresse : “%vpecresse%” OR “%Pécresse%” OR “#LR” OR Pécresse OR “%pécresse%” OR “lesrepoublicains” OR “lesrepublicains” OR “Valérie Détresse” OR “%pecresse%”
-
Pour Marine Le Pen : “MLP_officiel” OR “%Le Pen%” OR “%#Marine%” OR “%MLP%” OR “Marine” OR “lepen” OR “#RN” OR “%Fhaine%” OR “%RN_officiel%” OR “%rassemblement national%” OR “%front national%” OR mlafrance OR marinepoutine1
- Pour Eric Zemmour : Zemmour OR “Le Z” OR vladimirzemmour
- Pour Florian Philippot : Philippot; “%philippot%” OR “_LesPatriotes”
Nous sommes preneurs de suggestions si des formes sont manquantes directement sur le document partagé.
1 Nous avons choisi de faire figurer le terme ‘Marine’ malgré son ambiguité après avoir vérifié que la grande majorité des mentions ‘Marine’ de notre corpus se référaient bien à la candidate du Front National.